Une ville, un film
« Montpellier – Noël 76 » cette simple mention manuscrite en lettres bleu azur sur l’entrée principale du cimetière Saint-Lazare, aux tous premiers instants de L’Homme qui aimait les femmes, ne révèle rien des raisons profondes qui ont incité François Truffaut à investir cette ville de province pendant près de trois mois pour le tournage de son 16ème long métrage. Si dans l’œuvre du cinéaste, ce film n’est pas aussi célèbre que Les 400 coups, ou Le Dernier métro, les cinéphiles n’ont pas oublié le destin tragique de Bertrand Morane alias Charles Denner, lancé à la poursuite des jambes de femmes, au cœur de leur cité.
Pourtant, tenter de reconstituer l’itinéraire de cet Homme qui aimait les femmes dans la géographie urbaine réinventée pour les besoins du film, se révèle un exercice fastidieux pour tous ceux qui souhaiteraient retrouver les cartes postales nostalgiques de cette tranquille cité méditerranéenne, « ce gros village ». Nulle trace dans le film de la Place de la Comédie ou « place de l’œuf » si centrale, du glorieux Jardin du Peyrou, de la monumentale cathédrale Saint-Pierre ni de la proche Faculté de médecine. Pas non plus de vues du baroque Opéra, de l’Arc de triomphe. Devant cette absence totale des monuments historiques reconnaissables, on pourrait même croire abusivement que « l’histoire de cet homme qui s’occupe trop des femmes » aurait tout aussi bien pu se dérouler ailleurs, pourquoi pas à Nîmes, Perpignan ou Paris ! Aux premières loges, Nestor Almendros, le talentueux chef opérateur du film, n’écrit-il pas que Truffaut, pour ne pas tomber dans le documentaire, n’aurait retenu de Montpellier que des éléments neutres et non identifiables qui la faisait ressembler à n’importe quelle petite ville de province, anonyme. » [1] Ce serait méconnaitre le film, les arcanes secrètes de sa mise en scène et son souci réaliste d’enracinement dans certains lieux emblématiques de la ville. Les repérages commencèrent dès le mois de septembre 1976. Ils furent effectués lors de longues promenades par François Truffaut lui-même, en compagnie de quelques uns de ses proches collaborateurs, au premier rang desquels sa précieuse assistante Suzanne Schifman, mais également certains « locaux » tels Michel Grimaud, l’accessoiriste de plateau, ou Lydie Mahias (ex Lydie Jeanbrau [2]), embauchée à la régie parce qu’elle connaissait fort bien Montpellier pour s’occuper spécialement de la figuration des jeunes femmes et des décors.
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En plus du générique d’ouverture, le nom de Montpellier est cité pas moins de cinq fois au cours du récit. Il prend d’ailleurs dans la voix de Véra la revenante (Leslie Caron), l’allure de véritable « mystère urbain ». Il résonne dans celle de l’éditrice Geneviève jouée par Brigitte Fossey comme un véritable défi lancé à la perspicacité du spectateur !
« – Vous préférez sans doute Montpellier à Paris ? »
Préférer…ce n’est pas la question. Ma vie est là-bas maintenant.
En tout cas, conclut Geneviève en riant, quand on lit votre livre, on a l’impression que c’est la ville de France la mieux pourvue en belles femmes. Si le livre marche bien, je crois que vous allez vous retrouvez responsable d’un exode massif. »
Qu’est-ce qui a donc bien pu inciter François Truffaut à élire Montpellier dès le printemps 1976, avant même de partir aux Etats-Unis tourner Rencontre du troisième type sous la direction de Steven Spielberg ? Il s’agit de comprendre surtout comment la ville filmée, contribue-t-elle pleinement à la beauté entêtante de cette œuvre singulière aux allures de confession intime ?
En son temps, Truffaut proposa quelques éléments de réponses, forts simples et logiques, qui doivent être évoqués en préambule : « Pour l’instant, la question préoccupante est celle-ci : peut-on, en novembre, lancer des femmes en robes légères dans les rues de Montpellier ou serait-il plus raisonnable d’attendre le printemps 1977… ?» écrit-il à sa femme Madeleine Morgenstern en date du 13 juillet 1976 [3]. Le choix de Montpellier serait donc d’abord lié à son climat méditerranéen, évidemment plus propice à l’érotisme des corps féminins, « les femmes étant plus séduisantes en tenues d’été qu’emmitouflées dans des manteaux. » Il revendique encore ce choix dans le dossier de presse du film, non sans une certaine provocation à l’encontre du féminisme ambiant au moment de la sortie en salle le 27 avril 1977 : « L’atmosphère de Montpellier est agréable en hiver, et la ville est assez grande pour favoriser des rencontres, assez petite pour y retrouver au passage des visages de femmes connues. On m’avait dit, et cela est vrai, que c’était la ville de France comportant le plus grand nombre de jolies femmes au mètre carré… » [4]
Depuis Les Mistons et Une belle fille comme moi, tournés avec son amie, l’impétueuse Bernadette Laffont, respectivement à Nîmes en 1957, Béziers et Lunel en 1972, François Truffaut apprécie notre région, ses paysages, ses habitants et son atmosphère toute provinciale. Natif de Montpellier, l’interprète de L’Enfant sauvage en 1970, Jean-Pierre Cargol, lui aurait-il également vanté les charmes de sa ville ? Par-delà ces diverses attaches avec le territoire, Truffaut aurait été particulièrement touché par l’accueil chaleureux qui lui fut réservé à Montpellier lors de la tournée de présentation de L’Argent de poche au printemps 1976. Aux raisons géographiques et climatiques évidentes, s’ajoute donc un « coup de foudre » quasi amoureux pour une ville de taille humaine, « jeune », particulièrement cinéphile, à l’atmosphère enchanteresse.
Le tournage commença donc le mardi 19 octobre 1976 par l’accident volontaire au parking de la Préfecture et se poursuivit jusqu’au 03 janvier à Montpellier dans une bonne humeur dont tous les participants rencontrés conservent encore aujourd’hui le souvenir heureux, malgré la froidure du climat et la violence sourde des événements relatés. Grâce à Truffaut, Montpellier apparut telle une cité fantasmatique en pleine métamorphose – tant urbanistique que sociologique-, encore toute chargée d’histoires anciennes et déjà pleinement tournée vers la modernité. Signe des temps : à quelques mois seulement de sa première élection à la Mairie de Montpellier en avril 1977, le jeune George Frêche profita même d’une journée de tournage au magasin de couture des Sœurs Courtois dans la Grand rue Jean Moulin, pour se faire connaitre une première fois du milieu cinématographique !
Le voyage proposé comporte dix étapes, dix lieux, retraçant la cartographie amoureuse de cette charmante et mortelle « cité des femmes », sur les pas de Bertrand Morane « le séducteur inquiet », avec comme seuls guides les témoignages de plusieurs personnalités ayant participé à cette aventure cinématographique, les nombreuses archives retrouvées et conçues sur le film, et surtout le regard singulier d’un cinéaste qui aimait les femmes et … Montpellier.
[1] Nestor Almendros, Un homme à la caméra, Hattier, coll. « Cinq continents », 1980, 191 p. (préface de François Truffaut)
[2] Lydie Mahias (ex Madame Doniol-Valcroze) fut l’une des collaboratrices des premiers numéros des Cahiers du cinéma dans les années 50. Elle était l’une des « trois sœurs Jeanbreau », parente du célèbre professeur de médecine de Montpellier Emile Jeanbrau (1873-1950), père de la transfusion sanguine. Elle connaissait donc très bien Montpellier pour y avoir passé une partie de sa jeunesse.
[3] François Truffaut, Lettre à Madeleine Morgenstern du 13 juillet 1976, retranscrite dans Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, Gallimard, coll, Folio, 2001, p.644.
[4] Dossier de presse du film.